Ce fut une véritable découverte que ce « seule en scène » imaginé autour du personnage de Gwynplaine issu de la célèbre œuvre de huit cent pages écrite par Victor Hugo : L’homme qui rit, qu’il finit de réaliser à Bruxelles en 1868. Mêlant l’historicité intemporelle de ce drame social à la modernité actuelle de son récit et de son choix d’adaptation, l’artiste formée à l’école de la Rue Blanche et à celle du cirque Gruss relève avec brio un énorme défi : celui de conter, de jouer, d’incarner à elle seule une fresque cruelle, poético-politique et de haute envergure.

L’artiste foraine se donne avec passion dans ce jeu théâtralisé poétique et burlesque : elle nous projette dans ce drame tristement vivant de la fin du XVII ème siècle, au cœur de cette population oubliée, exploitée, jonchant les rues misérables anglaises. Elle nous pousse à nous interroger sur la modernité de ce récit poignant de cet enfant abandonné aux mains des comprachicos -acheteurs et vendeurs d’enfants – et dont le but était de les destiner à vie, à amuser la foule, en les déformant auparavant pour en faire des monstres. C’est le dramatique destin qui frappe Gwynplaine, opéré et balafré pour devenir, à peine adolescent L’homme qui rit : il entraînera ainsi à son corps défendant dès son apparition lors des exhibitions foraines, une salve de rires au sein de cette galerie humaine et grimaçante. Ce miséreux, c’est nous, le peuple, l’individu social, le citoyen, nous tous, capables de descendre dans les bas fonds de notre Ego pour s’enrichir et se gausser de l’autre : le pauvre. « On a déformé [au genre humain] le droit, la justice, la vérité, la raison, l’intelligence comme à moi les yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. » Victor HUGO.

Quel implacable constat à l’heure d’aujourd’hui ! « L’Enfer des pauvres, c’est le Paradis des riches », dit Gwynplaine.
Geneviève de Kermabon s’empare de l’œuvre pour dénoncer ce qu’on pourrait nommer un théâtre réaliste de cruauté et de lumière. A travers ses personnages, Gwynplaine et Dea, on entrevoit l’humanisme comme celui d’Urso-Ours-, pauvre hère transformé en diable à ses heures qui recueille le petit Gwynplaine, alors que lui-même n’a rien à se mettre sous la dent. La bonté sauvera-t-elle ainsi l’humanité incarnée par ces deux enfants qui tombent amoureux ? Dea privée de la lumière du jour, lit dans les âmes et elle rayonne d’une magnifique beauté intérieure. La chambre des Lords fascinée par ce jeune Lord retrouvé-Gwynplaine- promis à un mariage royal avec une reine désenchanteresse.
Conte cruel où la seule délivrance du héros est dans la fuite ou la mort ?
Quel beau message plein d’espoir que veut pourtant nous délivrer Victor Hugo dans un contexte politique où après 1860, le gouvernement impérial promeut un processus de libéralisation du régime et où après la révolution de 1848 réprimée dans le sang, l’heure est à donner plus de voix dans les discussions sociales, à cette classe ouvrière de plus en plus nombreuse et consciente de son autonomie.
« Ô tous puissants imbéciles que vous êtes, ouvrez les yeux. L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain », crie Gwynplaine.
Courrez voir ce petit bijou théâtral plein de sens et de force, porté par Geneviève de Kermabon : une artiste talentueuse, authentique et engagée. Ce spectacle est à l’affiche jusqu’au 30 décembre 2024 au Théâtre de Poche-Montparnasse.
Safia Bouadan

Distribution artistique :
Adaptation et interprétation : Geneviève de Kermabon
Lumière : Alireza Kishipour
Photographie de plateau : Alejandro Guerrero
Lieu et réservation :
Théâtre de Poche-Montparnasse
Renseignements et réservations au 01 45 44 50 21
Du lundi au samedi de 14h à 17h30
Le dimanche au guichet du théâtre de 13h à 17h30
